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Cinéma de genre

So Bad it's Great

Ces deux messieurs ne sont pas seulement respectés et appréciés sur les campus universitaires: ils sont aussi des amateurs de films et de cinéastes. Vous pouvez les voir sur la photo ci-dessous, efflanquant le réalisateur Dario Argento, et gantés de cuir tels les assassins de ses célèbres gialli.

 © Jeremi Szaniawski et Michael Cramer, NYC, Fangoria 2009.

Eloge du ratage

Jeremi Szaniawski

La série So Bad It’s Great fut conçue en janvier 2020—soit à l’aube de la crise sanitaire qui continue de bouleverser le monde. Programmée puis annulée par deux fois (au printemps et en automne 2020), elle profite enfin de la réouverture des (musées du) cinémas pour se faufiler devant les spectateurs. Cette série retient quelques œuvres phares du cinéma bis, ‘nanars’ et autres ratages épiques du septième art. On est en droit de s’interroger sur le bien-fondé de cette programmation à l’ambition rigolarde à un moment d’angoisse, de souffrance, et de grande tristesse pour tant et tant.

Il y a des périodes où la délectation face à des œuvres mal faites relève d’une attitude ironique voire cynique. Ce plaisir—que l’on associerait aujourd’hui à une attitude ‘hipster’, doublée d’une revalorisation postmoderne et détournée de textes a priori sans valeur artistique réelle—a-t-il voix au chapitre à notre époque profondément troublée? Si l’on accepte le postulat selon lequel dumbing down is good for you (‘s’abrutir est bon pour la santé’), alors regarder des mauvais films est indiqué, en tout cas à doses homéopathiques, de tout temps, et surtout en période de stress accru. De plus, en cette morose époque où les gouvernements imposent des règles contraignantes pour faire face à la pandémie, des formes de divertissement telles qu’une projection de film peuvent non seulement abrutir gentiment, mais aussi distraire (comme disait Boby Lapointe- Je peux instruire en 'distraisant'... treize ans et demi maximum...après je prends ma retraite), et, dans le contexte de projections publiques, de rassembler un public dans un affect à la fois intime (le rire sous cape, goguenard) et mêlé, collectif.

C’est là que la fonction du film raté, du nanar, prend une tournure politique et utile bien éloignée d’un plaisir d’initié mâtiné de condescendance: ces œuvres particulièrement peu académiques représentent des formes de résistance de par la manière dont elles échappent à la norme (et donc au contrôle). On le voit d’ailleurs très bien lorsqu’on les compare aux imitations normées (les parodies) – qui sont justement ironiques et qui ne peuvent reproduire ce qui, par delà les normes, apporte aux œuvres « bis » leur petit parfum réjouissant, voire leur poésie.

Mais ces œuvres livrent aussi, par devers elles, une critique de ce qu’est une société de contrôle : une forme de dictature brutale et idiote, mais voulant livrer une vision, coûte que coûte.

Ces films réalisés souvent avec un sérieux papal (je pense notamment à un entretien de Lucio Fulci, à la fin de sa vie, qui avec une morgue entière comparait le génie de Joe d’Amato à celui d’Antonioni, et affirmait que, doté de budgets adéquats, Amato surclasserait Spielberg), à force d’aveuglement forcené et de refus de différencier entre l’original et la pâle copie, portent un propos sur une société devenue soudain totalitaire, et incapable de rire de soi. C’est en ce sens que les films ratés portent un miroir à une société qui soudain, après tant d’années, se verrait telle qu’elle est ; telle que jamais elle n’a voulu se voir. Comme un terrible merdier qui en deviendrait soudain sublime. Soudain, la mécanique cruelle, impitoyable, qui produit des œuvres de cinéma (toute œuvre de cinéma), d’habitude bien dissimulée sous les sourires des vedettes et la virtuosité léchée des mises-en-scène, est mise à nu, dans sa matérialité crue – et c’est d’abord estomaquant. Et surgit, alors, comme dernier rempart – le rire, entre incrédulité et malaise, entre sanction et adhésion.

Sanction, car c’est ce que l’esprit ne veut d’habitude pas voir, ce que la chasse d’eau éloigne et renvoie au Réel. Adhésion, car face à l’horreur, notre meilleure lutte est la joie. Deleuze, suivant Spinoza, nous rappelait que la tristesse était ce dont souhaitait se repaître le vampire ou le régime totalitaire. C’est par une obscure alchimie que nous trouvons, à la fois enfouie (et ‘enfuie’) et au grand air, la vérité que provoque en nous le texte raté, la ‘m*rde’ cinématographique, c’est-à-dire à la fois l’absolue volonté de contrôle et ce dont elle accouche : un merdier face auquel nous brandissons le rire cachinatoire et insolent. Et ce rire, cette joie, c’est plus qu’une manière de nous distancer du ratage: c’est aussi l’élément manquant pour que l’œuvre atteigne son but, celui d’une utopie enfin pleinement réalisée—le temps de la projection, inoculation et éjaculation bénéfiques—avant que, la lumière rallumée dans la salle, nous n’en retournions à nos ténèbres quotidiennes, mais avec une lueur d’espoir, qui sait, dans le monde d’après.


- Jeremi Szaniawski