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Marina Gržinić Interview

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Où en Europe et quand a été organisé le premier festival international de films gays et lesbiens ?


Afin d’ouvrir le débat, l’équipe d’ « Our Story » invite la philosophe, théoricienne et artiste Marina Gržinić pour une discussion autour de son film Relations: 25 years of the Lesbian Group ŠKUC-LL (1987-2012).


Interview avec Marina Gržinić

Relations dépeint le dynamisme artistique et militant de la communauté LGBTQIA+ en ex-Yougoslavie et met en lumière certains jalons historiques importants tels que la naissance, en 1984, du Magnus Festival à Ljubljana, le tout premier festival international de films gays et lesbiens organisé en Europe.

Road to Lesbian top  Relations

Co-réalisé avec Aina Šmid et Zvonka Simčič, Relations reprend à son compte une question qui parcourt l’ensemble du travail théorique et artistique de Marina Gržinić : Comment « représenter et interpréter l’identité spécifique des cultures et des productions non occidentales à l’intérieur du cadre unidimensionnel établi par la culture occidentale dominante ? »

Pilier de la scène artistique alternative de Ljubljana, Gržinić fait figure d’innovatrice dans le champ de l’art vidéo. Son travail s’inspire d’un réseau complexe de concepts et d’idées, adoptant notamment une perspective décoloniale et transféministe pour approcher des problématiques telles que les médias et les nouvelles technologies, le biopolitique et le nécropolitique. Particulièrement encline au travail collaboratif, Gržinić s’est associée depuis le début des années 1980 à l’historienne de l’art, artiste et journaliste indépendante Aina Šmid. Ensemble, le duo a produit une vaste œuvre comprenant plus de quarante vidéos expérimentales et engagées

En tant que co-réalisatrice de Relations et membre du milieu lesbien, queer et féministe ex-yougoslave, pouvez-vous nous en dire plus sur le film et sur ce qu’il tente d’accomplir ?

Relations cherche à documenter un moment important dans l’espace et le temps. Si je devais résumer le film aujourd’hui, je dirais qu’il sert de dispositif pour encadrer et comprendre différentes luttes: luttes féministes au sein de l’ancienne « Europe de l’Est », lutte du mouvement LGBTQ+ en ex-Yougoslavie et, enfin, lutte décoloniale et transféministe des femmes racisées en Autriche et au-delà.

Le film suit le group lesbien ŠKUC- LL entre 1987 et 2012 et, plus largement, le mouvement lesbien en ex-Yougoslavie. Il s’attache à contextualiser politiquement, économiquement et artistiquement ce mouvement et la plus vaste communauté LGBTQ+ locale, ainsi qu’à analyser leurs circonstances structurelles, institutionnelles et légales.

Cette contextualisation se fait en deux temps :

- elle suit d’abord la transition, au sein de l’ancien territoire Yougoslave, d’un socialisme en voie de déliquescence au capitalisme néolibéral,

- elle observe ensuite, dans les années 1990, l’évolution de ce capitalisme néolibéral vers sa forme actuelle mondialisé et plus sanglante.

Le film analyse également la continuation du mouvement lesbien dans les années 2000, au moment où la Slovénie devient membre de l’Europe (2004), et le climat sous haute tension qui a suivi les discussions autour de la loi slovène sur la famille de 2012 (ndlr : ce projet de loi, rejeté à l’époque, prévoyait notamment d’accorder aux couples homosexuels des droits similaires à ceux des couples mariés ainsi que d’autoriser l’adoption des enfants biologiques d’un.e partenaire de même sexe). Les Pride Parades sur le territoire de l’ex-Yougoslavie sont également l’objet d’une attention particulière.

Le film présente des interviews, des documents d’archives, des projets artistiques, des performances politiques ; il montre la scène de la nuit et est porteur d’un discours critique. Il parle aussi de l’Europe, du capitalisme mondial, du statut des lesbiennes aujourd’hui ainsi que de leurs relations et alliances avec le féminisme, les identités gay, trans et queer. Il s’attarde enfin sur l’apparition du SIDA en Yougoslavie.

Relations cherche à mettre en lumière la lutte de la communauté LGBTQ+ pour obtenir davantage de visibilité et témoigne de l’incroyable force du mouvement lesbien, de son potentiel artistique et culturel, de ses discours critiques et de ses politiques émancipatrices.

Comme le dit Tatjana Greif, l’une des activistes interviewé.e.s dans le film, les initiatives lesbiennes ou, plus généralement, émanant des minorités sont souvent repoussées dans les marges en Slovénie. Comment Relations a-t-il été reçu là-bas ?

Relations a été fait sans budget, sans un seul centime du gouvernement ou d’aucune ONG. Bien qu’il porte une histoire orale qui ne devrait pas être effacée, dans les cinq années qui ont suivi sa sortie, personne ne l’a jamais montré au sein du monde de l’art à Ljubljana. Pourquoi ? Les raisons varient mais la plus évidente est la pure négligence des curateur.ice.s, une attitude de « tout est permis » typique de nos institutions d’art contemporaines. Si une telle situation est possible, c’est parce que nous manquons de journalistes et d’auteur.ice.s pour incarner le regard critique du public et exposer des faits de cet ordre.

Au fil des années, nous avons créé d’autres œuvres vidéo à partir de rien, comme c’était le cas de Relations. À cette époque, il n’y avait pas moyen d’accéder à des ressources ou d’obtenir du soutien pour réaliser de la vidéo, on devait tout faire nous-mêmes. Ces films nous ont permis de survivre dans des temps d’austérité extrême. Pour nous, la technologie vidéo et documentaire est plus qu’un simple outil ; c’est une relation sociale, un moyen de regagner de l’agentivité et un levier pour la constitution de la pensée.

Pouvez-vous nous en dire plus sur votre usage des méthodologies queer dans votre travail vidéo en collaboration avec Aina Šmid ?

Depuis 1982, nous nous sommes engagées dans ce que l’on appelle le “lesbianisme politique”.

Le fait de penser de manière non-hétéronormative est pour nous, à la fois, une pratique, une théorie et un dispositif. Peut-être que c’est un combat dépassé aujourd’hui, le milieu semble avoir trouvé une certaine forme d’empowerment. Mais on a été ailleurs aussi. Nous questionnons ce que devraient être un art et des medias par et pour les femmes*, ce que signifie le genre en tant que catégorie construite ; nous interrogeons aussi notre lien avec le féminisme en tant que mouvement politique chargé d’une histoire dense.

Au fil des années, il est devenu clair pour nous que la « question des femmes » (au sens générique du terme) n’était pas juste une question qui devait toucher les femmes, que ce n’était pas juste une question sexuelle ou genrée ; on a compris aussi que le genre n’était pas binaire, et qu’il était le fruit d’une construction sociale et culturelle. Un autre thème qui s’est imposé immédiatement dans notre travail est celui de la dominance des racines blanches et de l’histoire occidentale du féminisme.

Pride Parade - Ljubljana 2012  Marina Gržinic, Aina Šmid, Zvonka T Simcic

À ce propos, comment approchez-vous le nécessaire décentrement du féminisme et du queer des canons occidentaux ? De quelles sources tirez-vous votre inspiration ?

Une possible réponse aux histoires et agentivités contradictoires du féminisme est offerte par l’analyse de Luzenir Caixeta. Caixeta est activiste et théoricienne ; elle travaille avec maiz, une association pour – et gérées par – des femmes migrantes qui a été fondée il y a 25 ans à Linz afin d’aider, de former et de conseiller les migrantes en Autriche. En écho aux écrits du théoricien trans Paul B. Preciado, Luzenir Caixeta parle des femmes minorisées – une catégorie qui inclut migrantes, personnes trans*, travailleuses du sexe, lesbiennes, etc. – comme moteur de transformation du féminisme. Dans son essai intitulé « Minoritized Women Effect a Transformation in Feminism » (2011), elle met en lumière des mouvements dissidents à l’intérieur du féminisme, mouvements qui remettent en question le point de vue blanc, hétérosexuel et essentialiste de celui-ci. Elle parle de « féminismes dissidents ».

Pour aborder la question des relations entre le travail et le capital sous un néolibéralisme qui impose le sous-paiement et la marginalisation constante des femmes*, on parle aussi de « prolétariat des féminismes ». Les femmes* considérées comme des non-citoyennes ou des citoyennes de seconde classe se retrouvent dans une hyper-précarité et une exploitation constantes.

C’est un sujet que nous avons traité plus en profondeur à Graz, au Schaumbad —un espace dirigé par la féministe Eva Ursprung— au cours d’un symposium organisé à l’occasion des 20 ans de FACES.

En savoir plus :

  • Une interview de Marina Gržinić réalisée par Raino Isto et publiée dans ARTmargins à l’occasion de la rétrospective Radical Contemporaneity: Marina Gržinić and Aina Šmid: 35 years of work revisited (1982 - 2017) au Kunstraum Lakeside, Autriche (curatrice Aneta Stojnić).
  • Marina Gržinić, Aina Šmid et Zvonka Simčič travaillent actuellement sur une suite du film Relations, revisitant leur sujet dix ans plus tard, dans le contexte du nouveau gouvernement d’extrême-droite de Janez Janša.
  • Marina Gržinić est attachée à l’Institute of Philosophy of the Science and Research Center of the Slovenian Academy of Sciences and Arts (ZRC SAZU), et à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne.


Elle a publié de nombreux livres, dont:
  • New Feminism: Worlds of Feminism, Queer and Networking Conditions (co-dir. Rosa Reitsamer, 2008);
  • Necropolitics, Racialization, and Global Capitalism: Historicization of Biopolitics and Forensics of Politics, Art, and Life (co-dir. Šefik Tatlić, 2014);
  • Border Thinking: Disassembling Histories of Racialized Violence (dir, 2018);
  • Stories of Traumatic Pasts, Colonialism, Antisemitism, and Turbo-Nationalism (co-dir. Jovita Pristovšek, Sophie Uitz, et Christina Jauernik, 2020).


LEXIQUE


BIOPOLITICS / NECROPOLITICS: le terme Biopolitique a été inventé par Michel Foucault et celui de Necropolitique par Achille Mbembe. Comme l’affirme Marina Gržinić dans cette interview réalisée par Sally R. Munt : la biopolitique et necropolitique exposent "les stratégies et techniques à travers lesquelles la vie et la mort sont gérées et contrôlées par l'État, par les gouvernements et par leurs diverses institutions. »

FACES: est un réseau international pour les femmes dans les (nouveaux) medias, né au printemps 1997 sous la forme d’une mailing list.

TRANSFEMINISM: Le transféminisme est un mouvement par et pour les femmes trans* qui conçoivent leur libération comme étant intrinsèquement liée à la libération de toutes les femmes. Jauernik, 2020).