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Ledoux / Cinéma de genre

Répulsion : droit de regard.

Une tribune par Juliette Goudot & Elli Mastorou

Répulsion à CINEMATEK : droit de regard.
Pour un accompagnement critique féministe des œuvres

Le 26 février prochain CINEMATEK programmera le film Répulsion (1965) de Roman Polanski dans le cadre du centenaire de la naissance de Jacques Ledoux (1921-1988), conservateur historique de la Cinémathèque royale de Belgique et fondateur du Musée du cinéma de Bruxelles en 1962 (devenu CINEMATEK).
En tant que critiques de cinéma au positionnement féministe, nous avons choisi de répondre positivement à la demande de CINEMATEK d’accompagner la projection de Répulsion, second long-métrage de Roman Polanski dont l’héroïne, interprétée par une jeune Catherine Deneuve, porte le nom de Carol Ledoux en hommage à Jacques Ledoux qui, selon le mot de Roman Polanski l’a « inventé » comme cinéaste.

Nous entendons que le choix de proposer ce film au public suscite un débat, voire une opposition dans sa réception publique, et nous souhaitons signaler ici notre soutien aux militant.e.s qui expriment leur colère concernant la projection de certaines œuvres. Il n’est pas question ici de modérer quoi que ce soit ou de condamner une quelconque « dérive » féministe. Le mouvement féministe est un mouvement historique au long cours de réflexion et de réhabilitation de la place des femmes, notamment dans l’histoire du cinéma et des représentations, et nous l’embrassons dans sa complexité. 

A ce titre nous soutenons qu’il est possible de projeter les œuvres de Roman Polanski à condition de les accompagner d’un regard critique, qui s’appuie autant sur des analyses théoriques que sur un point de vue féministe. 

Nous affirmons que nous refusons de séparer l’homme de l’artiste (les femmes, pour le dire avec la cinéaste Céline Sciamma, n’ont pas ce privilège). Nous comprenons bien qu’il soit paradoxal, impossible pour certain.es, de regarder Répulsion, film sur le viol, alors même que son auteur est accusé de viol. Cependant nous refusons aussi de réduire Roman Polanski à un épouvantail qui exonère de penser l’histoire du cinéma dans sa globalité, c’est à dire avec sa part de « domination masculine » (selon le concept du sociologue Pierre Bourdieu) dont l’auteur de Répulsion n’est assurément pas le seul représentant. 

Nous pensons qu’il est important que toutes les œuvres faisant partie du patrimoine cinématographique puissent être accessibles au public, et nous souhaitons proposer des outils critiques pour accompagner leur projection. Nous estimons que c’est notre devoir envers les œuvres de continuer de les voir, mais aussi de les regarder, en émancipant les regards par une ressaisie critique et féministe. Nous pensons que les œuvres peuvent le supporter car on ne peut nier que les films continuent de se nourrir les uns les autres. Et le cinéma d’horreur, même féministe et en se réappropriant les codes à travers un regard féminin, emprunte aussi sans doute à Répulsion.

Thriller psycho-sexuel co-écrit avec Gérard Brach, tourné à Londres en 1964 pour une petite maison de production spécialisée dans les séries B d’horreur, Répulsion met en scène Catherine Deneuve dans le rôle de Carol Ledoux donc, une jeune esthéticienne venue de Belgique, sujette à une phobie des hommes et prise de pulsions mortifères lorsque sa sœur (Yvonne Furneaux) la laisse seule dans l’appartement, rejouant alors avec une gradation morbide les séquences d’un viol à la fois fantasmatique et passé. Le film s’ouvre et se referme sur la pupille fixe de Carol dans laquelle bat un traumatisme irrésolu, et Répulsion se regarde aussi comme un film qui convoque l’obsession morbide du regard, plaçant le spectateur dans une position de voyeur et y enfermant son héroïne comme dans un tombeau.

D’un point de vue féministe, le second long-métrage de Roman Polanski est cependant doublement abordable : en tant qu’il s’inscrit dans les grands films d’horreur toxiques du point de vue du genre (la femme et sa sexualité sont porteuses de crime) et le contexte autour de Roman Polanski ne fait que renforcer le sentiment d’oppression, voire de dégoût lorsqu’on le regarde. Mais il est également avant-gardiste dans la mise en scène d’une héroïne complexe pour l’époque (la jeune Catherine Deneuve pour la première fois à contre-emploi, sortant des Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy mais n’ayant pas encore tourné Belle de jour de Bunuel) : Répulsion fait évoluer la grammaire du cinéma à travers la mise en scène d’un psychisme féminin traumatique vu selon le cinéaste comme « le paysage d’un cerveau » (visions cauchemardesques à travers le couloir hanté de mains, pourrissement du lapin-fœtus et des pommes de terre, utilisation fétichiste du rasoir). A ce titre, le film est une porte d’entrée vers le cinéma de genre construit sur le motif de la claustrophobie et de la psychose (thèmes que Polanski reprendra dans Rosemary’s baby et Le Locataire), sachant qu’il y a bien un contre-cinéma d’horreur féministe à écrire, de Claire Denis (Trouble every day, 2001) à Julia Ducournau (Grave, Titane) où l’hypothèse d’un « regard féminin » émancipateur est tout autre – à moins que l’on puisse penser que, dans le cas du personnage de Carol, l’émancipation vienne par le passage à l’acte et le meurtre. C’est alors une émancipation et un anéantissement.

Nous tenons à rappeler que le positionnement féministe n’est pas un positionnement moral mais un positionnement historique et esthétique visant à comprendre à la fois l’élaboration du « regard masculin » au cinéma (le « male gaze » tel que le définit la critique britannique Laura Mulvey dans Plaisir visuel et cinéma narratif publié en 1975) et les rapports de domination à l’œuvre dans l’industrie cinématographique, y compris donc dans l’élaboration des représentations, sans essentialiser le genre du ou de la cinéaste. La reconnaissance croissante d’œuvres réalisées par des femmes (récente Palme d’or, derniers Lion d’or et Oscar du meilleur film) et de ce qu’on pourrait appeler avec l’essayiste Iris Brey un « regard féminin », sont la preuve que les événements cinématographiques viennent de plus en plus des cinéastes femmes, mais aussi que l’accès des femmes au récit cinématographique doit se poursuivre. Seuls 25% des films réalisés en 2020 l’ont été par des femmes selon une enquête du CNC publiée en novembre 2021 en France, et la production cinématographique continue de refléter les structures de domination patriarcales - voir le documentaire de Clara et Julia Kuperberg Et la femme créa Hollywood, 2016 qui montre que l’invisibilisation des femmes cinéastes et/ou productrices au 20ème siècle n’est pas née avec l’invention du 7ème art, mais s’est accentuée historiquement depuis l’industrialisation du cinéma.

L’approche féministe n’est en aucun cas un « rapt » ou une quelconque moralisation des œuvres, mais bien un enrichissement et une réappropriation de nos regards et de nos imaginaires, pour un accès critique au patrimoine cinématographique pour tous et pour toutes.

Février 2022,

Juliette Goudot & Elli Mastorou

Juliette Goudot et Elli Mastorou, journalistes et critiques de cinéma. Membres du conseil d’administration de l’UPCB.