En 1971 Rainer Werner Fassbinder écrit : « J’aimerais tous les voir, les 39 (films) que Sirk a fait. Alors je serai peut-être plus avancé avec moi-même, avec ma vie, avec mes amis. J’ai vu six films de Douglas Sirk. Parmi eux, il y avait les plus beaux du monde ». CINEMATEK n’avait plus mis en lumière depuis plus de 25 ans la filmographie de Douglas Sirk, qui, de ses débuts allemands aux mélodrames américains, compose un ensemble incomparable de subtilité. Cette rétrospective est accompagnée d’un focus autour de l’acteur américain Rock Hudson, avec lequel le cinéaste a tourné huit films et qu’il a formé, guidé, encouragé, pour devenir l'icône des années 1950.
Il a fallu attendre jusqu’à la fin des années 1960 pour que l’œuvre de Douglas Sirk, jusqu’alors rejetée par les critiques, soit reconsidérée et que différentes générations de théoriciens et auteuristes l’aient fait passé du mépris au plus grand respect. Jon Halliday en tête, à qui Sirk s’est livré dans Conversations avec Douglas Sirk à Lugano en Suisse où il vécut jusqu’à sa mort et qui nous fait prendre conscience de la grandeur du cinéaste, homme de lettres et de théâtre, érudit, drôle et ironique, auteur d’une œuvre et d’un langage cinématographique qui transcendent les conditions des studios et qui influencera nombreux cinéastes: Rainer Werner Fassbinder bien sûr, mais également John Waters, Todd Haynes ou Pedro Almodóvar. Tous admirent les éléments caractéristiques de la composition sirkienne (la lumière, l’artifice, les miroirs, les couleurs qui se retrouvent de film en film), sa puissance dramatique, ses portraits chaleureux et grandioses des émotions humaines.
Quand Detlef Sierck, né à Hambourg en 1897, fuit pour les Etats-Unis en 1939, il a déjà une première carrière allemande imposante derrière lui, d’abord au théâtre et ensuite aux studios de la UFA de 1934 à 1937. Imprégné de théâtre et de littérature dans ses premières réalisation, il s’en libère avec Accord final, se tournant vers le mélodrame, genre qui ravive ses premières impressions d’enfance du cinéma. Das Hofkonzert et Paramatta, bagne de femmes qui viennent ensuite, portent les deux éléments fondamentaux de son cinéma: la conscience sociale et le personnage de Sir Albert Finsbury de Paramatta, celui du douteux, de l’ambigu, de l’incertain. Le succès du film l’amène à tourner une seconde fois avec la chanteuse Zarah Leander, La Habanera. Au total deux purs mélodrames: de la musique plus du drame.
Installé aux USA et désormais Douglas Sirk, il tourne d’abord indépendamment ou avec différents studios, dont l’un de ses films les plus fins, la biographie romancée du criminel Vidocq Scandale à Paris. Il signe un contrat avec Universal et après des premières mises en scène (Mystery Submarine, Tempête sur la colline, Lady Pays Off, Weekend with Father qui préfigure Tout ce que le ciel permet) il réalise la comédie de mœurs Qui donc a vu ma belle ?, avec Rock Hudson dans l’un de ses premiers rôles. Par leur relation particulière, son regard et sa confiance répétée dans l’acteur, Sirk participe largement à la création du mythe Hudson au travers des huit films qu’ils tourneront ensemble. Hudson, homosexuel, entretiendra l’illusion de son hétérosexualité tout au long de sa carrière cinématographique et ici ce sont les critiques gays qui reconsidèrent l’œuvre du cinéaste, empreinte d'un sous-texte camp et de double sens.
À la même époque, Sirk, qui depuis son expérience théâtrale aime travailler avec les mêmes collaborateurs, débute une autre longue collaboration avec le chef opérateur Russell Metty, dont il dira qu’il « avait la clarté, l’entendement et la lucidité. Pour cela il était le meilleur ». Ils réaliseront ensemble la série des mélodrames, qui s’enclenche avec Le Secret magnifique et s’achève avec Mirage de la vie, illuminant l'histoire du cinéma. Illustration merveilleuse de la dialectique du cinéaste, capable de trouver la folie nécessaire dans la trivialité du roman de Lloyd C. Douglas qu’Universal le poussa à adapter, Le Secret magnifique est une œuvre d’art lyrique, un appel d’air. Le succès commercial du film l’amène à tourner, à nouveau en technicolor et avec les mêmes stars, Jane Wyman en pleine lumière et Rock Hudson à la beauté foudroyante Tout ce que le ciel permet, critique du conformisme social et de la société moderne américaine, adorée et revisitée par Fassbinder et Haynes. Le réalisateur filme ensuite un autre couple constitué par Dorothy Malone et Robert Stack, en ultra-riches dans le bouleversant Écrit sur le vent, qui explore la thématique de la boucle tragique, et en saltimbanques dans La Ronde de l’aube, adapté du Pylône de Faulkner. Vient enfin un autre doublé avec le jeune acteur John Galvin: Le Temps d’aimer et le temps de mourir, version imagée des dernières années du fils de Sirk mort sur le front russe et dont il fut séparé très tôt et Mirage de la vie, un autre testament, esthétique et métaphysique, apothéose du mélodrame. Alors que ces films étaient jugés comme des “weepies” destinés au public féminin, les féministes, Laura Mulvey entre autres, revendiquent ses attaques subtiles des stéréotypes de genre hollywoodiens et de la place idéologique des femmes, d’habitude privées d’une voix authentique dans les mélos. Sirk montre les émotions refoulées des femmes, leurs désillusions, leurs désirs, leurs besoins d’amour et d’émancipation, leur courage et leur indépendance face, entre autres, aux conventions sociales et familiales. Et Fassbinder d’ajouter : “Chez Sirk les femmes pensent. Ça ne m’est apparu chez aucun metteur en scène. Chez aucun”. Mirage de la vie est l’adieu du cinéaste à Hollywood, qui met fin à son contrat avec Universal. Les Sirk retournent en Europe et la première rétrospective du cinéaste aura lieu en 1972 à Edimbourg, menée par Jon Halliday et Laura Mulvey, et augumentée d’un catalogue de textes de Fred Camper et de Thomas Elsaesser entre autres, qui nous ont donné la chance de découvrir, d’aimer Sirk et d’admirer sa pensée: “On ne peut pas faire des films sur quelque chose, on peut seulement faire des films avec quelque chose, avec des gens, avec de la lumière, avec des fleurs, avec des miroirs, avec du sang, précisément avec toutes ces choses insensées qui en valent la peine”.